Chapitre 101 - Une Traversée Mouvementée
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Chapitre 101
UNE TRAVERSEE MOUVEMENTEE
Nous voici sur l'île de São Vicente, à Mindelo, grand centre économique de l'archipel des îles du Cap Vert. C'est la deuxième ville importante après Praïa, la capitale administrative située sur l'île de São Tiago. Ce petit état insulaire est indépendant depuis 1975. Disséminées au large du Sénégal, les îles de cet archipel sont très différentes les unes des autres. Certaines sont plates et dénudées, quasi désertiques, d'autres sont hautes et volcaniques couvertes d'une végétation verdoyante. Leur isolement du continent africain ne facilite pas leur développement, à l'opposé de leurs grandes sœurs espagnoles les Canaries. Nous y avons fait escale également durant deux semaines. Là-bas les touristes envahissent tous les sites panoramiques... Ici, ce n'est pas le cas. Situées complètement en dehors des circuits traditionnels, elles restent à l'écart du flot touristique. Même les voiliers en route vers les Antilles font rarement le détour pour venir les visiter !
Nous, nous y sommes en escale inattendue.
C'est principalement le mauvais temps, nous accompagnant depuis le départ des Canaries, qui nous a amené ici. La grosse mer qui a endommagé notre pilote automatique nous a chassés plus au Sud que prévu. C'est un coup dur car il remplace efficacement un équipier, sinon deux même. La pelle immergée a été arrachée par une lame un peu plus méchante que les autres et, depuis quatre jours déjà, Marie-Claude et moi, nous nous relayons à la barre sans discontinuer. Toutes les trois heures le siège du poste de barre change d'occupant. C'est le bon vieux principe de la "bannette chaude"… Sauf qu'ici ce n'est pas pour dormir mais pour assurer la route ! Cette contrainte est vite épuisante car celui qui n'est pas condamné à la barre doit assurer tout le reste... Avec bébé Moïse qui grimpe partout les frayeurs ne manquent pas en plus des "corvées" habituelles de toilette, repas, vaisselle, jeux... Sans oublier dans tout cela les manœuvres, et le repos quand même aussi. Ce sommeil qui commence d'ailleurs à nous faire cruellement défaut. Nous espérons pouvoir réparer le pilote dès que l'état de la mer se calmera... Mais pour l'instant il est impossible d'installer une pelle de fortune sans risquer de se blesser, ou même de passer par-dessus bord.
Sur le moment nous avions pensé nous dérouter sur Nouakchott, car l'incident s'est produit alors que nous étions seulement à 400 nautiques des côtes de la Mauritanie. Cela ne représente après tout que 3 à 4 jours de navigation... La tentation est grande mais tous les bateaux de rencontre nous ont mis en garde... Cette côte est réputée dangereuse : la mer est forte sur le littoral, les courants violents, peu d'abris sûrs... Pour noircir encore le tableau on dit que des bandes de pillards guettent les navigateurs en difficulté pour les dévaliser...
Le choix est donc simple : continuer vers un lieu plus convivial. En se penchant sur le grand routier on constate que les ports les plus proches sont Dakar, sur le continent, ou bien Mindelo aux îles du Cap Vert. Nous décidons de nous dérouter vers Mindelo, le Cabo Verde, c'est une solution de compromis sur la route des Antilles.
L'atterrissage sur les premières îles de l'archipel est pour bientôt. Le vent se calme. La mer aussi s'apaise. C'est le moment d'effectuer la réparation du pilote. Le bricolage est du style "système D" mais ça devrait fonctionner. Nous allons voir ça immédiatement. Il n'y a plus qu'à "relancer" le vent... Mais c'est là le hic ! Le zéphyr est tellement bien tombé cette fois qu'il n'y a plus un souffle sur l'océan. Une brume épaisse apparaît et nous envahit en quelques heures seulement. Nous sommes obligés de mettre à contribution le moteur. Il faut bien continuer… Le comble dans cette situation c'est que notre réparation de fortune devient inutile et qu'il nous faut donc continuer à barrer en permanence. La mer est devenue plus confortable, c'est certain, mais avec le bruit du diesel et la veille ininterrompue à la barre, le repos n'est guère plus efficace.
Décidément, quel que soit le temps, nous ne sommes jamais satisfaits.
Au petit matin nous sortons tout à coup de la purée de pois et, surprise, nous nous trouvons au pied d'immenses falaises : celles de l'île San Antonio, juste en face de Mindelo. C'est l'atterrissage sur l'archipel du Cabo Verde.
Nous faisons connaissance avec les habitants de ces îles tranquilles. Nous apprenons à apprécier le plat national cabo-verdien : le cachouro. C'est une assiette complète garnie de maïs, poisson, piment, salade et autres petits légumes, le tout aromatisé au citron. Ce repas plein de fraîcheur est simple, rapide et en plus délicieux... Le déjeuner du midi se prend tous les jours à la fin du marché, sur le tas. Même Moïse apprécie le cachouro .
Ces quelques jours d'escale nous ont permis de nous reposer et de refaire les pleins d'eau, de gasoil, de vivres frais. Nous avons pris le temps de confectionner un pseudo pilote copié sur les techniques des anciens. Ce régulateur est archaïque mais il fonctionnera bien durant toute la traversée...
C'est déjà le milieu de l'été dans l'hémisphère Nord, Kerguelen s'apprête à se lancer à l'assaut de l'Atlantique ! C'est notre première grande traversée et nous sommes au beau milieu de la saison des cyclones. La perspective de ces dangereux phénomènes n'est guère encourageante...
Nous sommes le 15 août 1979. Il est 15 heures 30 ce mercredi, c'est une douce et belle après-midi tropicale...
Nous saluons tous les amis d'un jour venus souhaiter bonne chance à Mimi, ce petit bonhomme blondinet que tous les commerçants avaient remarqué au marché. Il vient juste de fêter ses deux ans. Tous les après-midi, après déjeuner, un groupe d'adolescentes l'attendait pour la promenade et la baignade à la sortie du port.
A la dernière minute, Mélila, une revendeuse du marché que nous connaissions un peu mieux que les autres, vient nous offrir un énorme gâteau d'anniversaire. C'est une sorte de clafoutis débordant de mangues, lourd comme une gueuse de plomb.
- "C'est pour Mimi et aussi pour Maria", dit-elle.
C'est vrai qu'aujourd'hui c'est également la fête de Marie-Claude. Mélila est une grande et belle négresse aux traits fins, couverte de colliers et de bracelets multicolores. Elle est ravie de nous offrir ce présent... Que d'émotions, que d'événements en si peu de temps...
- Obrigado, muit' obrigado... Adeus Melila !
- Merci beaucoup... Adieu Mélila !
Les dernières amarres sont tirées à bord... Les bras s'agitent sur les quais... Les enfants plongent dans le port autour de nous en criant... La tension des derniers préparatifs retombe dans le sillage de Kerguelen qui s'enfonce vers l'horizon...
Nous voici tous les "deux et demi" face à nous-mêmes et au grand océan. Le mauvais temps nous guette, c'est plus que probable, mais notre nouvelle vie doit s'accomplir, nous l'avons choisie.
Certains vont crier à la folie, au suicide, de vouloir traverser l'Atlantique durant cette période. Hé bien, non, pas tout à fait quand même…
Un maximum de préparation a été fait pour cette entreprise. Nous avons minutieusement étudié la météo, les routes, les options, les échappatoires... Nous ne pensons laisser que le minimum d'emprise au hasard et au risque. Eole et Poséidon seront les seuls maîtres sur l'océan et nous serons leur jouet pendant cette traversée, mais sans un petit brin de folie, que ferait-on ?
Au large des côtes du Portugal nous avons connu notre premier coup de vent sérieux. Maintenant nous sommes familiarisés avec les manœuvres et les réactions du bateau. Nous savons qu'il encaisse bien les coups de boutoir des vagues qui le font vibrer de la coque jusqu'à la tête du mât. Nous nous sommes habitués au sifflement, quelquefois impressionnant, des rafales de vent dans le gréement. Chaque chose à bord possède un rangement précis. Cloclo me reproche parfois mon autorité et mon "pinaillage"... Cela dit, sur un navire hauturier je suis profondément convaincu qu'il n'y a pas de place pour la médiocrité et l'approximation.
Pour préparer notre dossier météo nous avons écrit à la célèbre N.O.A.A. américaine (National Océanographic and Atmosphéric Administration - voir NB1 en bas de page). N'ayons pas peur d'interroger les hautes et laborieuses sphères américaines, elles vous répondent, sans coup férir ! L'un de leurs principaux services, la D.M.A., (Défense Mapping Agency) nous a envoyé gracieusement le document demandé. Il s'agit d'une carte statistique de l'Atlantique Nord sur laquelle figure les routes de plus de 800 cyclones tropicaux recensés depuis le début du siècle. Un document oh combien important pour la préparation de notre traversée.
Autant vous dire tout de suite que la carte est noire de lignes qui se juxtaposent, se croisent, se chevauchent, se recoupent, dans tous les sens. Dans la partie Ouest et Sud-ouest de la carte, entre l'arc antillais et les Bermudes, les trajectoires décrivent même parfois des cercles complets. On comprend alors combien il est difficile de prévoir la route de ces perturbations, et les ravages qu'elles peuvent causer... Par contre, l'étude d'un tel document éclaire les rationalistes, que nous sommes, sur les "mystères" de la fameuse zone maléfique du triangle des Bermudes...! Difficile de trouver "mieux" comme coin pourri.
En analysant cette carte une chose nous paraît néanmoins intéressante : les perturbations ne descendent que rarement au-dessous de 10° de latitude Sud. Ce point le plus méridional de leur course étant situé vers 45° de longitude Ouest, pratiquement le milieu de la traversée. La route de Kerguelen est donc toute tracée. Ce sera Mindelo Pointe-à-Pitre, notre destination finale, en suivant un arc de grand cercle bombé vers l'équateur, passant par ce point fatidique : 10° Nord - 45° Ouest. Cette butée extrême de la zone critique (effleurée par les cyclones) devrait nous laisser dans le secteur maniable des dépressions tropicales, si dépressions il y a… La porte de sauvegarde étant dans ce cas une route Sud .
Ça, c'est pour la partie tactique de la route.
Dans l'éventualité d'une casse importante nous avons préparé une liste d'escales et de déroutements possibles. Dans l'ordre chronologique nous trouvons ainsi Fortaleza puis Belem pour le Brésil, Kourou ou Saint-Laurent pour la Guyane, enfin Paramaribo au Suriname. Viennent ensuite les premières îles de la Caraïbe, Tobago ou Grenade... Nous n'en sommes pas là, mais toutes ces cartes sont prêtes pour le cas éventuel. Cette route que nous avons tracée est loin d'être la plus courte, elle est même exactement à l'opposé de l'orthodromie, mais qu'importe, nous jouons en premier la sécurité...
Le cheminement de Kerguelen se dessine sur la carte, jour après jour. Nous suivons tout simplement la ligne de sauvegarde prédéterminée...
Pourtant, parfois, des moments de doute et d'inquiétude nous envahissent sans que l'on sache pourquoi. C'est peut-être ce point de non-retour que nous venons de passer qui nous tourmente inconsciemment... Nous devons une petite explication pour nos amis non-navigateurs. Les vents alizés et leurs courants associés sont constamment orientés d'Est en Ouest. Donc pour aller à l'Ouest, pas de problème, il suffit de se laisser porter. Par contre si l'on veut revenir en arrière il faut tirer des bords pour remonter vents et courants, ce qui veut dire que l'on multiplie la distance par deux, et le temps aussi. Et en cas d'avarie, tirer des bords sous gréement de fortune est toujours plus aléatoire que de choisir la fuite au portant... Conclusion, il vaudra mieux continuer la route que de faire demi-tour.
Nous venons donc de passer ce point aussi théorique que mémorable. Grosso modo il est au tiers du parcours. Nous savons que, quoiqu'il arrive maintenant, nous sommes à trois semaines de navigation de toutes terres...! Nous nous sentons bien loin de la civilisation, des hommes, de leurs puérils soucis quotidiens... Nous, nous avons la crainte d'un cyclone... Ce sont nos vies qui seront en "jeu" si cela devait arriver...
Vous savez, quand la trouille vous prend et que vous ne savez pas pourquoi mais que la gorge en devient sèche... L'inquiétude que vous ressentez mais que vous ne pouvez pas même décrire... L'angoisse muette et tenace qui vous serre les tripes à ne plus pouvoir avaler la moindre gorgée de salive... Eh bien, c'est ça qui tenaille les marins que nous sommes sur nos petits bateaux, quand vous commencez à trop y penser... Lorsque la tempête se déchaîne, à la limite, cela va mieux... L'action débute, il faut se battre, on ne pense plus, on agit. Tous les sens en éveil, les secondes vous paraissent des heures, les heures une éternité, mais l'esprit est occupé... Il n'y a plus de jour, plus de nuit... La croisière n'est plus, l'instant devient simplement une lutte pour la vie en tentant de maîtriser les éléments le mieux possible... Quelquefois, en un rien de temps, les événements se transforment très vite en survie. C'est là que l'on mesure la dure tâche du marin : faire face quoiqu'il se produise avec toute son énergie, ses connaissances... Nous découvrons vite dans ces moments nos propres limites. Mais à chaque fois que la chance nous permet d'en sortir vivant, on en ressort un peu grandit, on ne revient jamais plus "comme avant". Tous ceux qui ont affronté ce genre de situation ressentent ce phénomène...
Nous sommes le 26 Août 1979, ce dimanche est le jour du rendez-vous avec le diable. Il est là, du moins nous le pressentons. Nous sommes presque à cheval sur le point fatidique. Le point "astro" d'hier nous situait par 10° 20' N et 44° 40 W . A vingt nautiques près plus au Sud, nous y sommes. Maintenant va débuter la lente remontée vers les îles de la Caraïbe. Mais deux semaines complètes sans un seul cyclone, est-ce possible ? Il en passe en moyenne 8 par an, répartis sur quatre mois (juin à septembre), ce serait théoriquement une possibilité, ric rac peut-être... Mais, la chance...! Hein ?
Nous sentons toutefois que quelque chose nous guette.
Depuis deux jours déjà de nombreux cirrus encombrent le ciel et déchirent la voûte céleste de leur chevelure étirée. Les hautes couches de l'atmosphère sont embrumées d'un glacis perturbé... Le vent aussi marque son inquiétude : du sud-est il commence à tourner vers l'Est puis le nord-est en nous apportant une longue et forte houle bien anormale. En continuant sa rotation vers le Nord le vent forcit et devient instable en même temps que le ciel se marbre rapidement de gris... La "chose" n'est pas loin, elle se rapproche de nous, nous la sentons... Le graphe du baromètre, lui aussi, a flairé l'ennemi. La marée barométrique, habituelle et normale, disparaît pour faire place à un trait rectiligne comme la mort... Cela veut dire invariablement que l'étage moyen de l'atmosphère est parcouru par de violents mouvements d'advection. D'ailleurs le ciel lui-même en devient pommelé comme un étal de maraîcher. Les nuages, des altocumulus, sont roulés sur place, déchirés, ciselés, façonnés comme des milliers de têtes de choux fleurs qu'on aurait décapitées. Pendant que nous les observons, nous les voyons se déformer sans cesse dans des rotations rapides, comme auto-entretenues par on ne sait quelle force invisible... Marie-Claude trouve que leur base agitée ressemble à la surface d'un jacuzzi... Pour moi c'est plutôt un ciel d'apocalypse ! Le diagnostic est sans appel : cyclone (voir NB2 en bas de page).
On a beau essayer de se rassurer il nous faut bien reconnaître que le modèle météo saute aux yeux : un cyclone s'est formé et approche sur nous... Branle-bas de combat ! Cap au Sud / Sud-ouest.
La radio ne nous est d'aucun secours car nous ne recevons absolument rien. Nous ne captons pas encore les émissions de Guyane ou bien des Antilles. Côté ondes courtes les radios internationales sont couvertes de gazouillis et de crachotements incompréhensibles. C'est la conséquence probable des orages traînés par la tempête qui arrive !...
Les premières rafales qui se font sentir sont irrégulières, brutales et inquiétantes. Le ciel se teinte d'un camaïeu en noir... De lourds nuages sont déchirés, roulés, lissés, comme brossés par la main d'un géant... Il devient impossible de définir une situation météo tant l'aspect du ciel devient complexe et changeant. Nous n'avons jamais vu pareil "tableau".
Nous allons rester ainsi cinq jours sans pouvoir faire un seul relevé au sextant. Il n'est pas possible non plus de réaliser un point gonio car nous sommes trop loin des côtes, donc des radiobalises. Pour entretenir notre estime on en revient à la bonne vieille méthode du compas et du loch. Nous ne disposons pas encore d'anémomètre. La force du vent est donc mesurée au "pifomètre". Mais nous estimons que sa puissance doit doubler dans les rafales tellement elles sont violentes et brutales. Avec l'expérience que nous avons aujourd'hui, je dirais que les rafales passaient de 6-7 beaufort à 10 –11 (pour les puristes, force 7 soit 35 Nœuds donne 44 kilos de poussée au m² et force 10 soit 50 Nœuds. donne 88 kilos. Vous voyez, quand je dis …"double" )…
Sur le pont, nous ne gardons que le strict nécessaire afin de ne pas être blessé par un projectile imprévu, et bien sûr pour ne rien perdre. La technique est prête, le bateau plonge vers l'équateur pour s'éloigner au plus vite du centre de la tempête, l'œil cyclonique.
Nous visons maintenant les Îles du Salut en Guyane. Elles portent un nom de circonstance.
Les rafales se succèdent toutes les 8 à 10 minutes mais sont de courte durée : 3 à 4 minutes en moyenne seulement. Une barre d'écume arrachée par le vent aux crêtes des vagues nous prévient de l'arrivée de chaque bourrasque. Curieusement la mer n'est pas trop formée et les rafales arrivent par le travers des vagues en créant un bruit sourd de roulement de tambour qui, au début, nous a surpris. Mais ce sont simplement les crêtes qui déferlent de biais en s'étouffant sur elles-mêmes. Ce bruit nous rassure et nous inquiète à la fois. Il nous rassure parce que nous avons le temps de choquer les voiles et de changer légèrement de cap pour mieux encaisser les surventes... Il nous inquiète aussi car nous ne trouvons pas d'explication réellement cohérente au phénomène. De même pour les bourrasques de vent, elles ne suivent pas la surface comme d'ordinaire, on dirait qu'elles "tombent du ciel" en déchirant la voûte nuageuse à leur passage. Au contact de la mer, elles changent alors brutalement de direction de 30 ou 40 degrés... Nous ne comprenons encore rien du tout à cette anomalie...
A vrai dire, nous ne connaissons pas grand-chose aux cyclones en dehors de ce qu'en disent les ouvrages de navigation, classique documentation du bord. C'est peu. Il faut bien reconnaître que le tableau décrit par les spécialistes est particulièrement alarmiste... Nous cherchions dans la lecture un réconfort, une aide morale pour calmer notre désarroi, mais c'est le contraire qui se produit. La passivité engendre l'anxiété ; on s'attend au pire !...
Petit à petit la mer grossit, montre les dents... Chaque fois qu'un semblant de calme le permet nous nous aidons au moteur pour accélérer notre fuite vers le Sud. Cette aide paraît bien dérisoire devant les éléments qui se déchaînent, mais elle a au moins le mérite de recharger nos batteries. Les deux petits panneaux solaires sont devenus inopérants avec ce temps couvert.
Au fil des heures notre route plonge vers la Guyane. La mer devient plus confuse au fur et à mesure que le vent poursuit sa rotation vers le Nord puis le Nord-Ouest. La houle, devenue très grosse, ralentit de plus en plus notre progression. Au troisième jour de notre fuite, nous observons une houle secondaire de Nord-Ouest qui croise la principale de Nord Nord-Est. La tension est extrême car nous pensons que l'œil du monstre est là, juste à côté de nous, et nous commençons à douter du bien-fondé de notre tactique... Et si l'œil passe dans notre Sud ? Nous allons être dans le secteur dangereux, le secteur le plus violent de la tempête...!
Nous nous attendons à démâter chaque fois que passe une rafale hurlante... Même au troisième ris, nous avons encore trop de toile... Mais il faut fuir, fuir, fuir... Nous amarrons des pneus (nos pare-battages "macaques") au-dessus des capots de pont pour les protéger. A l'intérieur, tous les oreillers et traversins sont réquisitionnés pour être bourrés dans les hublots en cas de perforation... Tout est fermé, verrouillé étanche.
Dans la nuit suivante la mer est devenue énorme, nous sommes violemment ballottés d'un bord sur l'autre... Lors d'un mouvement de rappel brutal, nous empannons d'un coup. Un craquement sinistre suit le claquement de voilure et c'est la bôme qui s'affale sur le pont, coupée en deux, nette, avec un lambeau de grand-voile... Nous mettons à la cape… Après cinq heures de réparation épuisante en pestant et rageant comme un désespéré, voici l'espar manchonné, prêt à reprendre du service. Pour la grand-voile, je la répare directement sur place avec du fil de fer. A la guerre comme à la guerre ! Ce n'est certes pas une méthode élégante mais, que diable, dans notre situation cela me paraît être "la" solution. D'ailleurs elle tiendra ainsi jusqu'au bout. Comme quoi la solution du désespoir n'est pas forcément inopérante…
Nous reprenons notre fuite vers le Sud...
Deux jours plus tard, nous sommes le 28 août, nous accrochons enfin une station radio. De langue française en prime! C'est R.F.O. Guyane. Nous apprenons (presque avec enthousiasme) la position du cyclone baptisé David par le National Hurricane Center de Miami. Nous sommes situés dans son Sud-est maintenant. Ouf ! C'est un réel soulagement que de le savoir passé devant nous. Finalement, malgré nos doutes, nos observations ont toujours été justes... De force 4 (sur l'échelle de Safir-Simpson, numérotée de 1 à 5, qui mesure la puissance des cyclones), la perturbation liée à David est donc particulièrement forte. Au dire des spécialistes américains c'est même la plus puissante depuis le début du siècle, à la fois par sa force et par son amplitude. Elle couvre plus de mille kilomètres de diamètre, soit la surface de la France entière. Du jamais vu !
Dans la nuit suivante David passe près de La Barbade. Pour nous le danger est définitivement écarté. Nous pouvons reprendre notre route initiale vers Pointe-à-Pitre.
En bleu, la route de Kerguelen. Le point rouge l'endroit où nous subirons "Frederic". Le premier crochet en bleu (dans le cyclone Frederic), l'endroit où nous venons juste de subir "David"... Les deux cyclones se suivent sur la même trajectoire...
Dans la nuit du 29 au 30 août la tempête balaye l'île de la Dominique. L'œil du monstre efface de la carte Roseau, sa capitale, et secoue durement ses voisines la Martinique et la Guadeloupe. A Basse-Terre, en Guadeloupe, des rafales de plus de 100 Nœuds (180 km /h !) sont enregistrées durant 14 heures d'affilée avant que la station ne soit finalement détruite...! C'est dire la violence des éléments qui poursuivent leur route meurtrière... Meurtrière, oui, ce sera bien le mot lors des bilans... Les avions ont été retournés comme des crêpes sur les aéroports... En Martinique, dans les petites marinas de la côte sous le vent les catway ont été arrachés, les bateaux jetés à la côte... Des milliers de maisons éventrées... Des blessés, des disparus, des morts... C'est un véritable désastre.
Nous, nous poursuivons notre route tant bien que mal. Nous continuons à faire du près serré dans une mer difforme, chaotique. Nous avons noté sur le livre de bord...
" Nous sommes censés traverser l'océan dans les alizés, au portant, au soleil : un rêve pour tout plaisancier !... Nous, hé bien nous traversons au près, dans la tempête ; un cauchemar..."
C'est vrai que nous l'avons bien cherché : traverser en pleine saison des cyclones, c'est aller se jeter dans la gueule du loup, n'est-ce pas ? Hé bien d'accord ! On ne se plaint pas, on raconte seulement... Mais on s'est bien juré de ne plus jamais tenter le diable.
Ce coup dur passé, la vie à bord reprend une allure presque "normale". Nous commençons à faire des pronostics d'atterrissage sur la Désirade ou Marie-Galante. Elles seront les premières îles qui apparaîtront devant l'étrave de Kerguelen à l'issue de cette traversée mouvementée. C'est alors que la radio nous apprend la naissance de Frédéric, petit frère de David, arrivant sur la même trajectoire…
Nous sommes consternés par cette nouvelle.
Nous venons de vivre un cauchemar durant quatre jours et voilà que ça va recommencer... Non, ce n'est pas possible !!! Le moral dégringole vraiment à zéro... On commence à se demander si Kerguelen et son équipage arriveront un jour de l'autre côté de l'océan. Mais passé ces moments d'amertume et d'hésitation la rage de vivre nous reprend...
- Branle-bas de combat... Même motif : même punition... Cap au Sud, moteur, fouette cocher !!!
Cette fois, ce ne sont plus les Îles du Salut que nous visons, nous passons en ce moment même à 130 milles de leur verticale, mais Paramaribo au Surinam. La technique est rodée, nous nous exécutons. Cette seule journée de temps passable nous permet néanmoins de faire un point astro à la volée. Le résultat nous stupéfie : nous sommes à 2 degrés de notre position estimée en longitude. Cela nous paraît énorme comme erreur. Mais nous n'avions pas compté sur les courants très importants le long des côtes des Guyanes.
Le vent tombe, puis s'inverse sournoisement...
Cette fois, la situation météo est complètement différente de celle de David. Elle serait même plutôt typique du pot-au-noir. Le ciel devient rapidement bas, noir. Les orages, d'une violence inouïe, nous amènent d'emblée des pluies torrentielles. Il fait nuit noire à 2 heures de l'après-midi. Nous installons en hâte un paratonnerre fait avec une chute de câble de hauban fixée par une cosse de batterie sur un hauban de tête du grand mât... Le ciel est un brasier d'épouvante... Il y a des dizaines d'éclairs simultanément autour de nous... Le tonnerre est effroyable de claquements, de roulements, de déchirements... Une vraie scène de fin du monde. Difficile de faire mieux dans le genre feux d'artifice. Sous les grains le vent ne semble pas dépasser force 8 à 9. Par contre ce n'est pas de la pluie qui nous tombe dessus mais de véritables trombes d'eau…
Demain sera notre anniversaire de mariage, le troisième. Ce sera aussi la fête à Moïse, encore un drôle de hasard...! Nous pensons beaucoup à la famille, aux amis, à tout ce que nous aurions pu ou dû faire et que nous n'avons pas encore réalisé... On se rend compte, un peu tard, que ce défi que nous avons lancé à la nature était peut-être au-dessus de nos forces. On se demande bien ce qu'on fiche, au milieu de cet océan en colère, pris en étau entre deux cyclones... Pour remonter le moral de l'équipage nous décidons de consommer les meilleures conserves que nous avons à bord. Nous déjeunons, en ce 3 septembre, avec un véritable menu de Noël. Et pour profiter plus tranquillement de ce vrai repas, nous avons mis à la cape. Nous ne sommes plus à quatre ou cinq milles nautiques près...! L'eau ruisselle tellement sur le pont que, de la descente, se met à filtrer une gouttière. Je tente d'étancher mais je me bats près d'une demi-heure en vain. Au bout du compte c'est trempé, crevé, découragé, vidé, que je retourne à ma fourchette et à mon pilon de canard confit, froid !...
A la fin de ce repas de fête les éléments semblent vouloir se calmer. On risque un œil dehors et, effectivement, les grains s'espacent. Nous remettons en route, toujours sous voilure réduite. Soudain, naissant de la ligne basse des grains, j'aperçois deux trombes marines qui arrivent droit sur nous. Je n'en crois pas mes yeux. L'une est particulièrement proche, c'est une colonne tourbillonnante comme une toupie qui balaye la surface de la mer en décrivant des mouvements erratiques... En forme d'entonnoir elle semble accrochée aux nuages et aspire l'eau sur son passage dans un crépitement sinistre. Je suis effaré... J'appelle Cloclo en balbutiant, je n'arrive pas à décrire ce que je vois... À peine le nez à l'extérieur, elle suffoque elle aussi devant le danger qui nous guette. Très vite nous réagissons : nous affalons ce qu'il reste des deux grand-voiles et les ferlons solidement sur les bômes. Le tourmentin est saisi ; tout ce qui pouvait encore traîner sur le pont est jeté pêle-mêle à l'intérieur. Nous bloquons la fermeture de la descente avec des Sandows. Par la bulle arrière nous surveillons le déplacement des trombes et c'est avec l'aide du moteur que nous essayons de les éviter. Notre réaction est peut-être stupide, mais ces phénomènes nous paraissent démesurés, inhumains, démentiels de puissance. En outre leur route et leur formation sont tout à fait imprévisibles. Inutile de vous dire qu'une fois de plus l'inquiétude nous lie les tripes…
Ces dangereux vortex, en plus d'être rares, sont éphémères et donc difficiles à observer. La littérature sur ces "aspirateurs géants" est réduite au minimum dans nos traités de navigation. Mais le peu de littérature que nous lisons n'est encore guère rassurant… Au niveau de la surface les colonnes semblent avoir un diamètre de 10 à 15 mètres. Elles sont inclinées vers le sud-ouest, dans le sens de leur déplacement. On dirait vraiment de gigantesques trompes d'éléphants balayant le "sol" à la recherche de nourriture... Une odeur bizarre, genre "court-circuit électrique", flotte dans l'air. Génèrent-t-elles de l'ozone, ou un gaz de ce type ? La surface proche du tourbillon frémit de mille vaguelettes : c'est le "buisson", paraît-il ! Cela nous fait penser à la surface d'une casserole que l'on frapperait avec une cuiller : l'eau "danse". Des claquements et des sifflements curieux accompagnent le passage de la trombe comme si quelque chose éclatait, un peu comme l'amorçage d'un arc électrique...? L'eau est aspirée avec violence dans les colonnes et nous aimerions fuir cet endroit le plus vite possible. Mais où aller, d'autres amorces de trombes "pendent" des lignes nuageuses tout alentour...! Cependant elles se désamorcent rapidement en tourbillonnant. Les nuages où elles naissent font peur : ils ont une base très rectiligne et tranchée, comme s'il y avait à cet endroit précis une surface de discontinuité, un potentiel électrique particulièrement puissant... Un si petit bateau devant autant d'adversité, le poids n'y est pas... Les pensées les plus sombres nous passent une fois de plus par la tête... Les heures s'écoulent dans l'attente et l'angoisse. Par la bulle, située au pied de l'artimon, nous guettons toujours... Découvrant un trou mieux dégagé vers l'Est, nous mettons toute la puissance du moteur pour fuir dans cette direction. C'est le comble : nous nous rendons aux Antilles et nous faisons maintenant route inverse, vers l'Est… Et puis, peu à peu, avec la nuit qui approche, les trombes disparaissent enfin.
Dans les jours qui suivent, le 6 septembre, le cyclone Frédéric atteindra l'île de Saint-Martin dans le Nord des Antilles. Nous, nous reprenons pour la troisième fois la route initiale de la Guadeloupe. Nous arrivons à Pointe-à-Pitre le 11 septembre, en début d'après-midi. Au petit jour nous sommes passés entre les îles de Marie Galante et la Petite Terre. Vision inoubliable de ces premières terres après un mois de traversée aussi mouvementée…
Nous découvrons une Guadeloupe dévastée qui panse ses blessures après le passage des deux cyclones, coup sur coup, à huit jours d'intervalle. Lorsque Kerguelen frappe ses amarres au quai d'honneur du port de plaisance de Bas du Fort, quelques équipages de voiliers viennent nous réconforter. Nous, sommes comme groggy, étonnés d'être arrivés vivants après avoir subis des tempêtes aussi sévères. La bôme cassée, deux voiles déchirées, quelques mousquetons arrachés, et seulement des accessoires perdus, Kerguelen s'en tire à bon compte... Nous avons eu bien de la chance, nous n'en doutons pas un instant...
Nous sommes émus, vraiment.
Moïse est tout content de courir sur le plancher des vaches, sa démarche chaloupée est digne d'un vieux loup de mer.
David aura fait plus de 1000 morts dans les Caraïbes. Une hécatombe ! Frédéric aura occasionné des millions de dollars de dégâts. Les pluies diluviennes ont dévasté les plantations, les infrastructures... Inondations et éboulements achèvent le parcours meurtrier des deux tempêtes...
Au même moment, côté Europe, la course du Fasnet restera à jamais gravée dans les mémoires : une violente tempête (issue de David ou Frédéric..?) fera 19 morts et coulera 23 bateaux parmi les accompagnateurs de la célèbre course régate...! du jamais vu en matière de plaisance en Europe.
En ce début septembre 1979, il ne faisait pas bon être sur l'océan, le diable était de sortie pour cette lune-là.
C'est ainsi que Kerguelen et son équipage, après avoir croisé David et Frédéric, arrivaient aux Antilles pour une nouvelle vie... Ce fut la toute première aventure, extrêmement forte en émotions, à laquelle nous fûmes confrontés. Il y en aura bien d'autres... Elle nous apprenait d'emblée que la Vie est un Trésor, mais est-ce vraiment nécessaire de le dire ?
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Suite du livre... Chapitre 102...
Photo de Kerguelen dans les glaces près du Cap Horn...
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