Chapitre 102 - Mission Humanitaire
Chapitre 102
MISSION HUMANITAIRE
Nous sommes le jeudi 1er novembre 1979. Ce grand week-end va être mis à profit pour aider nos voisins de la Dominique dont l'île a été dévastée par les deux derniers cyclones. Le centre du cyclone David, ce qu'on appelle "l'œil", là où les vents sont les plus violents, les plus destructeurs, a traversé l'île de part en part laissant la terre nue sur son passage. L'économie déjà précaire, uniquement liée aux ressources agricoles de l'île : coprah, noix de coco, bananes, pamplemousses, rhum, est réduite à néant. Quant à l'infrastructure de base : réseau routier, adduction d'eau potable, électricité, téléphone, elle est presque entièrement détruite... C'est dire l'état de désolation après le passage de David et Frédéric.
Cette île, la Dominique, est indépendante depuis un an seulement... Elle était déjà bien démunie, maintenant elle se retrouve exsangue. Ses deux voisines françaises, la Guadeloupe et la Martinique, ont aussi été durement touchées par les tempêtes, mais derrière elles il y a toute une nation : la France.
Justement, la France, avec ses bateaux militaires basés sur les Antilles, est le premier pays à lui porter secours. Le Francis Garnier et l'Arcturus sont les premiers bâtiments arrivant à Roseau, la capitale. La ville a été anéantie par l'œil de David qui est passé exactement sur cet endroit, tuant 56 personnes. Les produits de toute première nécessité arrivent par mer et une véritable chaîne de solidarité s'établit... A moindre échelle, le Secours Catholique Français organise lui aussi au départ des îles voisines, des convoyages d'aide humanitaire. De la nourriture de base, des médicaments, de l'eau minérale, des vêtements sont regroupés par les associations de quartiers. Spontanément des bateaux hauturiers de plaisance se sont portés volontaires pour ce convoyage. Kerguelen fera partie du dernier voyage à destination de Portsmouth, seconde ville de l'île située dans le Nord-Ouest de la Dominique.
Nous aurions bien voulu faire partie des premiers convois mais nous ne le pouvions pas. D'une part nous avions nous-mêmes du matériel cassé à réparer après une traversée de l'Atlantique un peu difficile, et d'autre part notre petit Moïse a fait une mauvaise chute dans la descente du bateau... Une vilaine blessure à la tête qui nécessitera une hospitalisation de quelques jours.
Après chaque visite à l'hôpital, le petit bonhomme hurle de désespoir... Le séjour sous les tropiques débute bien durement pour lui. Tout se termine bien, fort heureusement. Nous pouvons donc postuler pour la chaîne de solidarité…
Nous avons confectionné en hâte un pavillon de la Dominique. Non sans mal d'ailleurs car il contient de nombreux petits dessins et figurines difficiles à reproduire sur du tissu de couleur, et en recto verso : oiseaux, cocotiers, étoiles, bateau... Avec un peu de patience, on y arrive tout de même. Et puis, il est d'usage, et même obligatoire, dans la marine d'honorer le pays qui vous reçoit en arborant son pavillon au plus haut du mât...
Nous ne trouvons pas le pavillon en question dans les boutiques spécialisées ? Qu'à cela ne tienne, on se le fabrique ! Un marin, c'est quelqu'un qui sait tout faire, c'est bien connu.
Le chargement est effectué. Nous embarquons près d'une demi tonne de lait en poudre, de l'eau minérale et quelques cartons de vêtements. Nous mettons en route vers la Dominique. Deux autres voiliers nous accompagnent. Direction le cap Melville. C'est un promontoire rocheux dans le Nord-Ouest qui s'aperçoit de très loin, près de 50 kilomètres quand il fait beau. Une petite escale dans l'archipel des Saintes, au Sud de la Guadeloupe, permet de couper la route en deux petites traversées de 4 à 5 heures chacune.
En traversant le canal de la Dominique, deuxième moitié du parcours, nous mettons plusieurs lignes à l'eau. Les pêcheurs Saintois nous ont donné des têtes de thon pour appâter dans notre sillage... Les lignes attendent les candidats au suicide. En traversant une marque de courant, qui se traduit à la surface par une accumulation de débris végétaux, toutes nos lignes vont se tendre et casser en même temps… Est-ce que c'était un banc de jeunes requins ou d'espadons, ou bien des barracudas en chasse...? Nous ne le saurons jamais. Aujourd'hui ne doit pas être un bon jour pour la pêche, il y a des jours comme ça...
Nous arrivons déjà à la hauteur du cap Melville. La région, garnie de petites collines enchevêtrées et verdoyantes côté Sud, s'appelle Prince Rupert. La mer se calme très vite et les vents se font plus irréguliers. Les hautes montagnes, qui dominent l'île de la Dominique sur toute sa longueur, coupe complètement l'alizé.
Maintenant la "calmasse" s'installe. Cette situation est tout à fait classique sous le vent des îles. Le moteur à pétrole prend la place du moteur à vent ! En arrivant près du morne Prince Rupert une bonne surprise nous attend... Nous croisons des dizaines de régimes de bananes vertes à la dérive. Ils flottent à la surface en suivant le courant et semblent venir de la côte dominicaine, de Portsmouth. Il ne faut pas rater pareille aubaine ! Aussitôt nous partons à la pêche à la banane. Mais si "l'animal" ne se défend pas beaucoup, son poids par contre nous pose quelques difficultés...
C'est que Dame Nature n'a pas pensé à mettre des poignées sur les régimes qui pèsent bien leur 25 à 30 kilos. Les bananes sont encore bien vertes, il faudra les faire mûrir au soleil si nous voulons les manger.
C'est le lendemain de notre arrivée que nous aurons l'explication de ce surprenant "banc de bananes". Un cargo allemand devait prendre livraison de 800 tonnes de bananes entreposées sur le port de Portsmouth. En raison du mauvais temps, lié aux deux cyclones, il s'est dérouté sur un autre port. Comme ici il n'y a pas de quai en eau profonde pour effectuer les chargements, ce sont des petites barges, chargées à dos d'homme par les dockers qui assurent le transbordement. Malheureusement, la marée de tempête a emporté une partie du stock qui est parti à la dérive faisant le bonheur des pêcheurs amateurs de notre espèce.
À peine entrons-nous dans la baie de "Portsmouth of Dominica" qu'une dizaine de gamins arrivent vers nous en gesticulant comme des camelots. Ils sont perchés sur des radeaux de fortune les plus hétéroclites que l'on puisse imaginer... Chambres à air de camions rafistolées... Vieux emballages de frigo ou de moteurs hors-bord en polystyrène... Vieilles palettes de chantier emplies de bidons d'huile de toute nature... Tout est bon pour accourir vers les bateaux visiteurs. Et si possible arriver le premier. C'est une véritable bataille à qui aura la meilleure place. Les premiers arrivés s'accrochent aux filières de Kerguelen et se laissent traîner en nous proposant tous les services imaginables... Et même ceux que vous n'avez pas imaginés à la première réflexion, c'est pour dire ! Cela va des provisions, très élémentaires de la place, c'est à dire poissons et pamplemousses (il n'y a que ça !) jusqu'au service raffiné des plus belles filles du village. En passant bien entendu, par les vertus enchanteresses des "z'herbes" locales…!
- Qui n'a pas son pétard à fumer ?
Quelle tristesse ! Ce véritable "package" offert pour quelques dollars est proposé dans un langage très cocasse fait d'un mélange de mots de créole français et d'anglais. C'est le "pidgin", la langue parlée dans toutes les îles ex-anglaises des Antilles.
Les plus grands se font pressants et il nous faut user de patience pour contenir tout ce joli monde accroché à notre bastingage pendant que nous effectuons les manœuvres de mouillage. Nos envahisseurs jacassent tellement que c'est tout juste si nous arrivons à nous comprendre pour effectuer les manœuvres. On finit par y arriver malgré tout...!
Nous choisissons dans la meute l'un des jeunes qui nous semble un peu moins "loup", donc un peu plus sage et plus dégourdi que les autres. C'est Tony. Il nous servira de guide et de gardien pendant notre séjour ici. Il est important de respecter cette coutume sinon gare aux "surprises"... Mauvaises, toujours, les surprises : annexes qui se larguent toutes seules, moteurs qui coulent, matériel "emprunté", et autres petits larcins désagréables... Il ne faut surtout pas hésiter à perdre quelques dollars dans ces petits services superflus, à la limite du racket d'ailleurs, mais la tranquillité est à ce prix. Au fond, c'est leur manière à eux de gagner trois sous... Et il vaut certainement mieux les leur donner avant qu'ils ne se servent tout seuls. Ça coûte moins cher, c'est une certitude !
Les formalités effectuées, le "taxi" est là qui nous attend. C'est une brouette brinquebalante mais bien utile. La horde gazouillante nous accompagne jusqu'à la mission, chez les religieuses, où nous livrons le matériel embarqué. Elles nous remercient chaleureusement.
Sur le retour, une nouvelle bande de gamins rejoint les premiers en se querellant de plus belle ! Maintenant que nous les avons à nos basques, ils ne nous lâchent plus... Beaucoup d'entre eux sont en haillons. Ils courent partout en criant, en quête de toutes sortes de choses qu'ils demandent à la ronde, pour nous, alors que nous n'avons besoin de rien du tout. Ils nous harcèlent sans cesse et nous commençons à avoir sérieusement envie de les fuir ! Il devient bien difficile de passer inaperçu.
Dieu sait pourtant si nos bateaux et nos tenues sont modestes. Nous n'avons, nous autres vagabonds des océans, rien à voir avec les "Yacht" des milliardaires méditerranéens... Non, nous sommes des amoureux de la nature qui habitons sur nos bateaux... Mais c'est vrai que comparés à ces gens si totalement démunis, nous faisons encore figure de richissimes plaisanciers. Aussi nous nous faisons tout petit en traversant la bourgade de Portsmouth...
Les cases sont éventrées, les arbres déracinés, les cocotiers étêtés... Les poteaux, les fils électriques, les toitures de palmes, les tôles ondulées jonchent le sol avec toutes sortes de détritus... Le capharnaüm est indescriptible... Les ruelles boueuses se sont transformées en dépotoir dans lesquelles les cochons et les volailles cherchent désespérément pitance...
Dans la soirée, lorsque nous descendons à terre notre poubelle du bord, nous déclenchons une mini émeute à l'enracinement de la jetée. Des gens s'injurient, se battent comme des chiffonniers pour récupérer les boîtes de conserve vides que nous avons jeté... C'est en visitant une habitation, un peu plus tard, que nous comprendrons l'enjeu réel de ces bagarres. Les vieilles boîtes de conserve sont ouvertes et déroulées. Les bonnes plaques de métal, galvanisées, ainsi obtenues servent à recouvrir le toit des maisons. Avec ces morceaux de tôles ils construisent, réparent et consolident tout ce qui peut l'être... Même les coques de leurs gommiers sont placardées de "petits pois carottes", de "raviolis sauce italienne"... Ah, tiens, là, ce sont des "épinards en branches au naturel" ! A ce petit jeu d'ailleurs nous pourrions affirmer aujourd'hui que telle marque de conserve est nettement plus solide que telle autre, du moins en ce qui concerne la solidité de l'emballage... Car sur les toits ou les cloisons des cases, suivant le cas, cette marque a beaucoup mieux résisté aux embruns marins que celle-ci... Mais passons sur ces tests inopportuns... Quand on voit toutes ces boîtes placardées, quand même, on ne peut s'empêcher de penser à la "richesse" de nos poubelles !
Ce qui est superflu pour vous, pour nous, est essentiel pour eux !
Le lendemain est consacré à visiter un peu les environs du village. L'instant ne se prête peut-être pas au tourisme mais c'est notre premier séjour sur cette île et nous voulons allier l'agréable à l'utile.
Cette région de l'île est très sauvage... Une promenade en gommier sur la Rivière Indienne nous fait découvrir une végétation grandiose, pratiquement unique dans les îles de la Caraïbe. Après une virée aquatique, nous nous tournons vers la montagne. Nous arrivons à convaincre le propriétaire d'une Land-Rover de nous emmener jusqu'à la réserve indienne. La recette, puisque je devine que vous vous demandez... quelle est-elle ? C'est d'exhiber un portrait de Jackson. Oh, il est moins côté en bourse que son copain Franklin (20 $ contre 100 $) mais c'est suffisant. Où en étais-je, ah oui, la visite !... C'est sur l'autre versant de l'île, derrière les montagnes du Diable... Aucune autre île des Antilles ne peut offrir une telle vision impressionnante de terre sauvage et primitive. Cette île de la Dominique est le dernier refuge des Indiens Caraïbes. Ils sont les seuls naturels qui ne se soient jamais soumis aux envahisseurs, tant anglais que français, de l'époque coloniale. A l'image de leur île, ils sont beaux, fiers et sauvages, au sens propre et noble du terme. Pendant la visite, une calebasse pleine d'un liquide rosâtre, un peu amer, de la liqueur de simarouba, passe de main en main... Nous nous plions à la coutume d'accueil d'un étranger. Ce breuvage, réalisé à partir de l'écorce d'un arbre de la montagne, est ...assez spécial dirons nous. Nous esquissons des sourires plaisants mais je dois avouer que nous avons l'impression de boire un mélange de résine de pin et de confiture de pétales de roses.
Quelques souvenirs en écaille de tortue et un panier tressé en lanières de pandanus viennent enrichir nos souvenirs de voyage. Notre chauffeur nous ramène au village juste avant la tombée de la nuit.
Le surlendemain, tôt le matin, nous reprenons le chemin du retour vers la Guadeloupe. Il n'y a pas un poil de vent sur la mer des Caraïbes. Nous effectuerons le retour entièrement au moteur et sous un soleil de plomb.
L'alizé annonçant la fin de la saison des cyclones n'est pas encore au rendez-vous. Au revoir la Dominique, nous reviendrons bientôt, c'est promis. La joie des enfants recevant nos maigres cadeaux illumine les souvenirs de notre vie de vagabonds...
Suite du livre... Chapitre 103...
Photo de Kerguelen dans les glaces près du Cap Horn...
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