Chapitre 103 - Un Village Oublié
Chapitre 103
UN VILLAGE OUBLIE
Le pavillon jaune de clearance, la lettre "Q" du marin, est à peine envoyé au mât du bateau que les autorités douanières et policières d'English Harbor arrivent à bord. Leur canot, rutilant de vernis et de bronze, se marie à merveille avec leur apparat, et l'ensemble leur donne une contenance très British. Ce cérémonial paraît folklorique à notre "regard" de latin, il n'en est pas moins rationnel. Les formalités sont expédiées, c'est le mot juste, en un quart d'heure. C'est un record, pour les îles de la mer Caraïbe, qui mérite bien une citation. Le pavillon d'Antigua est hissé aussitôt à la drisse d'honneur en remplacement de celui de la demande de libre pratique.
L'ancre est relevée et nous mettons le cap, dans la foulée, vers Green Island, notre mouillage préféré de toute cette île. L'endroit où nous partons est situé sur la côte au vent, à seulement six milles de distance du port.
En arrivant dans la baie principale, nous constatons avec stupeur qu'il n'y a pas loin d'une centaine de voiliers déjà au mouillage ! Nous n'avons jamais vu pareil rassemblement dans Non Such Bay. D'autres anses découpent ce vaste plan d'eau en abris secondaires, mais le problème est le même : full . Les canots pneumatiques et les planches à voiles sillonnent le mouillage en tous sens, les plongeurs et chasseurs sous-marins occupent, un peu à l'écart, le moindre pâté de corail, c'est vraiment "foule". On a beau zigzaguer dans tous les plus petits coins de Green Island, non, l'œuf est plein. Nous cherchions un mouillage tranquille pour ces deux semaines de vacances pascales, c'est très réussi ! Nous ne pouvons vraiment pas rester dans un endroit aussi surpeuplé...
La célèbre "Semaine d'Antigua" ameute chaque année, aux environs de Pâques, tous les coursiers de la mer Caraïbe. Nous l'avions complètement oubliée cette régate !... C'est qu'en plus des coursiers il y a les très nombreux bateaux visiteurs ou accompagnateurs de tous poils qui viennent voir le spectacle des "grands". Nous n'avons jamais vu un tel rassemblement de racers si impressionnants, de Swan si élégants, de pavillons si différents... On se demande bien d'où proviennent tous ces bateaux de régates, classés IOR, que l'on rencontre très rarement en navigation traditionnelle. Ces bêtes de courses sont magnifiques, c'est vrai, mais nous ne sommes pas des passionnés de régates... Le monde du yachting est si différent du nôtre...
Ayant écumé désespérément tous les recoins de Green Island, nous décidons d'abandonner la côte au vent aux régatiers et de rechercher un endroit plus paisible. Après tout, c'est peut-être l'occasion d'explorer une partie de la côte d'Antigua que nous ne connaissons pas. Il ne faut pas rester sur cette déception, alors, "positivons" !
Bonne pêche : 4 belles cigales pour changer un peu (Moise ne supporte plus de manger de la langouste tous les jours). Mais il y a encore et toujours, aussi de la langouste...
Cap à l'Ouest.
Nous pointons sur la carte une petite baie située tout à l'opposé, dans le sud-ouest de l'île, c'est Mosquito Cove. Il nous faudra une demi-journée de navigation pour l'atteindre.
C'est un plaisir que de flâner le long de cette côte pratiquement inhabitée. Les falaises et les baies se suivent sans discontinuer jusqu'à l'autre versant. Nous repassons devant l'entrée d'English Harbor, à raser les cailloux, pour admirer les curieuses colonnes d'Hercule. Assises aux pieds des falaises de Charlott Point, ces colonnes, taillées dans le roc par la nature, balisent fièrement l'entrée du fameux repère de Nelson. C'est un endroit exceptionnellement bien dissimulé et protégé des tempêtes qui fut l'un des atouts majeurs de la force navale britannique dans les Antilles aux siècles passés. Vu du large il est très difficile de discerner, dans la ligne de côte, la faille permettant l'accès à ce port naturel d'English Harbor. Pour cette raison, que l'on peut qualifier de stratégique, Antigua devint au cours de l'histoire la capitale de la fédération des Iles Leeward. Cette fédération, qui regroupait toutes les possessions anglaises de la mer Caraïbe, fut dissoute seulement en 1956. Antigua, baptisée ainsi par Christophe Colomb du nom de l'église de Séville, Santa Maria de la Antigua, est aujourd'hui une île indépendante.
L'alizé nous pousse tranquillement. Un immense banc de dauphins nous accompagne en chassant des balaous. Beaucoup d'entre eux tentent de leur échapper en faisant des bonds prodigieux. Il y en a même plusieurs qui terminent leur fuite sur le pont en frétillant comme des jouets mécaniques...
Nous atteignons l'extrême pointe de l'île.
Nous pénétrons dans Mosquito Cove, et, immédiatement, nous pressentons que le mouillage ne sera pas agréable. La houle, sournoisement, contourne entièrement l'île par le Sud et s'amplifie dans cette baie dont le fond, très plat, remonte en pente douce et régulière. Décidément, aujourd'hui n'est pas notre jour de chance et il va nous falloir continuer la visite pour dénicher le coin tranquille dont nous rêvons !
Nous dépassons une presqu'île qui déborde un peu plus au Nord, et là, dans une baie nommée Five Island, nous trouvons enfin le havre désert tant convoité. Ce mouillage est vraiment calme. Il n'y a pas un seul bateau, pas âme qui vive dans toute la baie. Seuls des groupes de pélicans sont occupés à la pêche. Ils plongent en rafales parfaitement orchestrées sur des bancs de pisquettes argentées qui s'échappent en sautant hors de l'eau par vagues compactes. L'effet, en plus d'être joli, est drôle, car les pélicans en fins pêcheurs connaissent ce manège et des compères, sans doute les "vieillards" que les plongeons acrobatiques rebutent, les attendent, poches grandes ouvertes, en avant des trajectoires de fuites... Les becs claquent, les poches gorgées de pisquettes se ballonnent... Les têtes basculent, satisfaites !
Le plan d'eau est parfaitement calme. Une ligne de hauts-fonds et d'îlets minuscules partagent la baie, formant ainsi un abri secondaire appelé Maïden Island.
Nous nous y engageons.
La profondeur est limite pour notre voilier et nous hésitons un moment avant de jeter l'ancre car il reste tout juste le "pied du marin" sous la quille. Nous calons deux bons mètres et le sondeur affiche seulement 2,30m. Finalement la beauté de cet endroit nous envoûte, nous décidons d'y rester. Nous sommes mouillés tout près d'une superbe plage de sable blanc bordée de raisiniers, d'amandiers et de frangipaniers en fleurs. Eux-mêmes sont dominés par plusieurs rangées de cocotiers gorgés de noix. Cet ensemble forme un rideau épais et donne une touche mystérieuse à notre trouvaille. Le coin paraît désert, formidable, un vrai petit paradis comme nous aimons en fréquenter, hors des sentiers battus par les charters et les touristes...
Le soleil plonge rapidement dans les collines avoisinantes. Les hérons "pique-bœufs" et les aigrettes, par petits groupes, viennent s'installer pour la nuit dans les palétuviers. Tout le fond de la baie est couvert d'une mangrove épaisse. Avec le crépuscule toute une vie nouvelle s'éveille. Le chant des grenouilles et la fraîcheur du soir nous enveloppent d'un coup.
Tard dans la nuit, presque au petit matin, un drôle de cliquetis résonne sur le fond du bateau et nous fait sortir de nos couchettes plus tôt que prévu. La marée est basse. La quille en se balançant légèrement fait "s'envoler" le dépôt de coquillages qui tapissent le fond de l'eau. Toutes ces coquilles retombent le long de la coque du voilier en tintinnabulant comme ces lampions mobiles, d'origine chinoise, que l'on accroche derrière les portes. L'effet de cette "musique" est si surprenant que, subjugués, nous l'écoutons sans une parole, sans un geste... Nous finissons quand même par nous demander ce qui pourrait bien se passer si ces mouvements mettaient à nu quelques roches ensablées. Le sondeur affiche maintenant 1,90 ! (corrections faites, bien sûr, de la profondeur sous le bateau à la tête du sondeur...) Il n'y a vraiment pas de quoi pavoiser ! Nous n'avons même pas noté l'heure des marées, un excès de confiance nous a fait négliger cette routinière habitude... Bof ! On est en vacances... avions-nous dit en voyant passer l'heure du bulletin météo. Notre navigation ressemblait tellement à une flânerie que, ni Cloclo ni moi, n'avions eu le courage de descendre nous coller à la radio...
Nous avons l'air malin maintenant, en pyjama et à cinq heures du "mat", en train de sonder à la plombette tout autour du bateau pour "trouver de l'eau" au cas où il serait nécessaire de déménager en catastrophe... Le jour s'est levé, grandiose. Les oiseaux décollent de leurs palétuviers et nous, pauvres marins, tristes veilleurs, nous pouvons retourner nous coucher car... la marée remonte enfin ! Nous poussons un grand "ouf ! " de soulagement.
Dès le petit déjeuner terminé, Moïse sort nous attendre sur le pont arrière, prêt à embarquer dans l'annexe : c'est l'heure de la traditionnelle promenade matinale. Alors que je fouille les environs à la jumelle, par habitude comme cela, pour voir, il me semble apercevoir une clôture grillagée à travers l'épais rideau de végétation. L'endroit est peut-être une zone militaire... Coup d'œil sur la carte, rien de la sorte n'y est mentionné... Cet enclos peut aussi être l'enceinte d'une propriété privée. Ne voyant aucun écriteau nous interdisant de débarquer, nous oublions vite ce détail et sautons sur la plage, pour la balade. Des crabes ciriques trottinent de tous bords tandis que les bernard-l'ermite, que nul voyageur n'a apparemment jamais inquiété en ces lieux, traînent laborieusement leurs maisons de coquille.
Marie-Claude nous rejoint et, tous les trois, nous disparaissons dans la végétation du haut de plage.
Nous empruntons un sentier, à peine marqué, traversant l'épais taillis de raisiniers et d'amandiers. Les feuilles mortes, s'entassant sur le sol en couches moelleuses, servent de cachette à des centaines de petits crabes de cocotiers très colorés de rouge vif et de noir. Passés ce rideau de verdure, nous débouchons sur une sorte d'esplanade qui fait penser à une place d'armes au milieu d'une caserne. Tout autour de cette place de minuscules bungalows sont alignés au cordeau en plusieurs rangées ; il y en a quelques dizaines. Nous avons toutefois du mal à évaluer leur nombre car beaucoup de cocotiers entourent les cases et nous empêchent d'avoir une vue d'ensemble du "camp".
On dirait un village de vacances abandonné... Curieux…!
Il n'y a personne, pas un bruit, pas un véhicule, rien qui ne trahisse une présence humaine... Nous atteignons la première rangée de cases. Nous sommes certains de ne pas être chez des militaires car il n'y a pas de drapeau, pas de sentinelles, comme c'est toujours le cas chez les "bidasses" ! On poursuit vers la seconde rangée...
Là, furtivement, au détour d'un bungalow, deux sœurs infirmières, vêtues et coiffées de blanc, traversent l'allée entre deux maisonnettes sans même nous porter un regard... Bizarre... Qui sont ces gens...? Nous sommes perplexes car ces religieuses nous ont aperçus, nous en sommes certains. Nous poursuivons notre visite un peu plus loin. Un groupe de plusieurs personnes attire notre attention. Nous nous dirigeons franchement sur elles. Elles discutent, assises devant un bungalow. A notre approche les conversations s'arrêtent et toutes, en même temps, se tournent vers nous...
A cette seconde nous sommes pétrifiés sur place d'horreur...
Un premier couple, assez âgé semble-t-il, est assis dans des fauteuils roulants, face à l'ouverture de la case : ils n'ont plus de doigts, ni aux mains ni aux pieds, leur visage est rongé, des plaques infectées leur couvrent les bras, le cou, les jambes... Ils nous dévisagent sans dire un mot et sans comprendre ce qui se passe, comme nous-mêmes d'ailleurs... Nous nous regardons Clo et moi, ahuris, sidérés par cette maladie que nous découvrons pour la première fois de notre vie : la lèpre ! La lèpre, à son stade terminal de la maladie... dans toute sa cruauté, son ignominie... La lèpre...!
Nous sommes dans un camp de lépreux !
Nous sommes en promenade avec Moïse, notre petit garçon de trois ans, dans un camp d'internement de lépreux !
Le grillage... le silence... l'isolement... les sœurs...
On se regarde abasourdis... On n'ose même pas prononcer le mot tellement le simple fait déjà de le penser nous torture l'esprit. Mais quand même, comment a-t-on pu entrer dans cette enceinte close sans rencontrer aucun écriteau, aucune barrière...?
Mais nous oublions vite cette anomalie devant les malheureux...
Le cœur s'emballe, les lèvres se dessèchent, le cerveau se met à bouillonner comme une marmite sur le feu... Je n'arrive pas à sortir un seul mot tellement l'émotion est grande. Par réflexe, j'attrape les deux mains du gamin en lui interdisant de toucher quoi que ce soit ! La lèpre, à ce stade, est une maladie atroce, contagieuse, incurable, mortelle ...et nous voici tous les trois en famille, en promenade dans une léproserie...! Nous nous demandons si nous rêvons debout ou bien alors si nous délirons complètement. Nous avons la sensation d'avoir totalement décroché de l'instant présent... Dans le bungalow, deux autres femmes sont couchées sur des nattes et des coussins. Elles sont atrocement mutilées, plus encore que leurs compagnons de visite qui, eux, ont encore la faculté de se tenir en fauteuils.
Quelques minutes nous sont nécessaires pour nous ressaisir et tenter d'engager la conversation avec les deux occupantes de la case. Malheureusement, elles parlent avec énormément de difficultés et nous ne pouvons les comprendre. Un sentiment de honte nous envahit. Oh, pas à cause du dialogue impossible, non, mais la honte d'être debout, en bonne santé, d'être heureux de vivre ! On voudrait fuir cet endroit, mais on peut à peine bouger, paralysé par ce triste spectacle. Ne pouvant établir le dialogue nous les saluons d'un timide sourire et partons vers l'extrémité du camp dans l'espoir de revenir discrètement à la plage par l'autre côté. Mais, à la hauteur de l'une des dernières cases, une femme nous interpelle dans un pidgin que nous comprenons mieux cette fois. Elle nous fait de grands signes, nous nous dirigeons vers elle.
La case est constituée d'une pièce unique et minuscule, légèrement surélevée du sol par quatre blocs de béton. Cette construction permet d'isoler les malades de l'humidité de la terre, et aussi d'assurer une bonne ventilation dans ce climat tropical. Une petite plate-forme, à l'avant du bungalow, déborde en forme de terrasse vers l'allée centrale. Cela permet sans doute de soigner ou de transporter plus aisément les malheureux à bonne hauteur. Nous arrivons devant la case, le plancher est juste à la hauteur de la tête de "Mimi".
La femme est une mulâtresse, d'âge indéfinissable, elle rampe sur ses coudes pour atteindre le rebord de la terrasse et venir contempler ce petit garçon blondinet qu'elle ne quitte pas des yeux. Elle le dévore entièrement d'un regard intense, subjuguée... Voir un enfant, l'admirer, semble être une suprême récompense pour cette femme atteinte dans sa chair par le terrible fléau. Elle se glisse, se traîne, râle sous l'effort, mais elle jouit de ce plaisir oublié : contempler un bébé ! Elle se raconte des tas de choses incompréhensibles pour nous, mais certainement pas pour elle... Elle ne cesse pas de marmonner en fixant Moïse...
Nous lui demandons son nom, elle dit s'appeler Amy.
Cette fois, en mélangeant à notre anglais un peu de notre créole français, nous arrivons à nous comprendre... Nous n'osons pas la regarder en face. Voir un être humain dans cet état est insoutenable, "c'est plus fort que nous", comme dit l'expression populaire... Nous devons faire un effort qui nous trouble énormément pour la regarder, nous n'avions jamais ressenti une telle gêne...
Elle nous questionne sur Moïse, veut tout connaître de sa vie, de la nôtre, ce que nous faisons ici, dans ce camp. Mais comment lui expliquer que nous habitons sur un voilier, que nous avons choisi ce mode de vie pour voir et comprendre le monde...? Que nous voulons nous ouvrir aux autres manières de vivre, de penser...? Que nous sommes des amoureux de la nature, de la liberté et de la vie...? Cette vie, justement qui est en train de l'abandonner dans une indescriptible souffrance morale et décadence physique. Nous tentons toutefois de répondre le mieux et le plus simplement possible à ses questions.
Visiblement elle est privée depuis des années du contact avec le monde extérieur. Elle nous parle de son île comme de son paradis. C'est vrai que cette île d'Antigua est un petit paradis tropical, comme beaucoup des autres perles des Caraïbes. Mais pour cette femme l'univers n'est constitué que de la vue s'ouvrant devant de son "hutch", comme elle appelle sa case. Au début de la conversation, nous pensions mal saisir ce mot, nous comprenions hut , la hutte, la case, mais elle parlait bien de hutch , le clapier (dans la langue de Shakespeare ! ). S'apercevant que nous étions songeurs en répétant ce mot, elle s'est mise à nous parler de lapins en souriant... Ses yeux exprimaient du bonheur en prononçant ces mots, comme si elle revivait une scène quotidienne de sa vie "passée"... Voir que l'humour ne l'avait pas quitté, nous troubla davantage encore.
Nous lui parlons des îles françaises voisines, la Guadeloupe, la Martinique, mais notre lady Amy n'écoute pas. Elle boit des yeux Moïse qui trottine dans l'herbe en suivant des papillons... Elle est fascinée par ce petit bonhomme ; il la subjugue, c'est évident !
Le temps passe, il nous faut partir maintenant.
Au moment de la quitter, elle nous demande si nous avons des pamplemousses... Son regard nous retient, nous implore, nous trouble une nouvelle fois... Sur le moment nous ne saisissons pas immédiatement la finesse de sa question. Ces fruits abondent dans le parc mais, après réflexion, comment les pensionnaires du camp pourraient-ils faire, sans mains, sans pieds, pour les cueillir et, plus simplement encore, pour les manger...?
Des sœurs infirmières se dévouent à vie pour ces lépreux et deux médecins militaires, américains, viennent une fois par semaine visiter le camp depuis leur base aérienne voisine. Ces personnels sont leurs seuls liens avec le monde extérieur ; ils ne peuvent assurer que l'indispensable. Ces malades deviennent totalement exclus de la communauté. Une fois admises dans ce camp, les familles ne viennent plus jamais les visiter.
Rentrés à bord, nous mettons tous nos vêtements au lavage et passons le gamin à la Bétadine des cheveux aux pieds. Le geste est peut-être ridicule, mais nous nous sentons coupables d'avoir amené notre petit Moïse dans un endroit pareil.
On se plonge aussitôt le nez dans nos encyclopédies pour découvrir, apprendre et comprendre que ce mal très ancien fût expliqué en 1874 par un médecin norvégien, Hansen. Aujourd'hui, prise précocement, cette maladie se guérit très bien, mais elle touche néanmoins 3000 personnes environ chaque année dans les Caraïbes. C'est énorme, et pourtant personne n'en parle jamais !
Le lendemain matin, avant de partir pour Barbuda, une île voisine et prochain lieu d'exploration de Kerguelen, nous irons porter des pamplemousses spécialement préparés pour notre Lady Amy... C'est la dame du dernier bungalow de Maïden Island, le village des lépreux oubliés...
Son regard fut une leçon de sagesse et de tolérance dans notre vie de vagabonds.
Sur l'île même d'Antigua, quand plus tard nous raconterons notre curieuse rencontre, la plupart des gens seront très étonnés, ne soupçonnant même pas l'existence d'un camp comme celui-ci. Et pourtant il existe des léproseries dans chacune des îles de l'arc antillais.
La ronde des jets déverse, inlassablement sur les îles, ses touristes par milliers. Pour ceux-ci "Tropiques" veut dire : vacances, luxe, fantasme, insouciance et exotisme. C'est vrai, tout est créé pour les distraire. Il y a le folklore, le steel-band, la béguine, le zouk, le sable blanc, le ti-punch et les cocotiers... The Sea, the Sun and the Sex ... Les trois "S", comme on entend dire dans les cocktails de l'autre monde, celui qui ne sait pas !
Non, ceux-là ne sauront jamais qu'à Maïden Island,
... qu'en haut de la petite plage de sable blanc,
... que derrière le rideau de cocotiers,
il y a un village oublié !
Suite du livre... Chapitre 104...
Photo de Kerguelen dans les glaces près du Cap Horn...
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