Chapitre 139 - Le Chant des Ventisqueros
LE CHANT DES VENTISQUEROS
- Ola Maria !
- Ola ! Que tal Daniel ?
- Vamos a hacer la vuelta del perro ?
- De acuerdo... D'accord, nous arrivons tout de suite.
Daniel est le frère cadet de notre ami Jorge Sancho, de Buenos Aires. Nous l'avons déjà rencontré, il est donc lui aussi notre ami. Il habite Ushuaïa avec sa femme et ses deux loupiots. Ce dimanche matin, c'est depuis le petit ponton de bois du iote club qu'il nous hèle.
Qui ne connaît pas ce nom d'Ushuaïa ? Depuis quelques années il est devenu célèbre grâce à l'émission très appréciée de la télévision française, qui porte cet éponyme précisément en hommage à la position extrême occupée par cette cité sur le globe terrestre. C'est la ville la plus australe du monde !
Et "la vuelta del perro"...allez-vous me dire ?
Eh bien la vuelta del perro c'est en quelque sorte notre "promenade dominicale" ! Les Argentins, eux, disent "la tournée du chien", c'est idem !
Daniel nous emmène donc, en compagnie de Luidgi son fiston, faire la visite de la ville d'Ushuaïa. Son chien nous accompagne d'ailleurs, mais aujourd'hui il fera exceptionnellement "la tournée ...des hommes" ! Cette jolie petite ville du bout du monde, ensevelie sous la neige plus de six mois par an, a des allures de cité montagnarde. Cependant c'est une ville très active et en pleine expansion. Son statut particulier de port franc a donné une impulsion nouvelle à l'économie de la région qui, autrefois, était basée sur l'élevage du mouton et la pêche. De nouvelles industries se sont installées, le commerce de produits "hors taxes" est florissant et le tourisme commence à se développer. On vient à Ushuaïa pour l'exotisme de "l'extrême" ! Beaucoup de sportifs viennent ici pour l'aventure du Cap Horn. Le trekking "extrême" est le leitmotiv des randonneurs. Il faut dire aussi que les endroits inexplorados ne manquent pas... Il y en a même partout sur les cartes de la Terre de Feu ! Les randonnées sont donc "extrêmes" (évidement, après c'est l'Antarctique !). Les conditions météo aussi sont "extrêmes" (forcément, c'est le cap de toutes les tempêtes!). Les découvertes sont donc "extrêmes" (pour sûr, il y a plein d'endroits où aucun être humain n'a jamais posé le pied). C'est vrai que c'est très impressionnant d'arriver dans des lieux vierges de traces humaines. Beaucoup d'arbres morts, enchevêtrés, jonchent les bords de mer. Des squelettes d'animaux de toutes sortes traînent sur le sol. Le long des plages de galets les ossements blanchis par le soleil et les siècles de tempêtes nous rappellent que nous sommes de petites poussières insignifiantes...
On pourrait y ajouter autant de formules que l'on veut, tout ici est "extrême". Vous l'aviez deviné !
Nous quittons Ushuaïa après quatre semaines d'escale rendue particulièrement sympathique grâce à l'accueil chaleureux de nos amis Sancho et de leur entourage.
Le télésiège du glacier Martial est recouvert par un mince manteau de neige. L'air est froid et vif. Les dernières baies de calafates sont tombées au sol. Les castors font provision de bouleau et de hêtre... L'automne signe sa présence d'un éclatant camaïeu en rouge...
Les amarres sont tirées.
Commence alors pour nous un long périple de 2500 kilomètres dans les canaux de la Terre de Feu et de la Patagonie Chilienne. Ce sera également trois mois d'isolement complet, loin de toute civilisation...
Une brève escale à Puerto Williams nous permet de récupérer notre permisso de track et aussi d'effectuer les ultimes pleins. Le prochain ravitaillement sera Valdivia, tout là-haut sur la côte chilienne, au cœur de l'Araucanie, quand nous serons définitivement sortis de cette extraordinaire multitude d'îles "vierges" !
Les dés sont jetés.
Nous avons un petit pincement au cœur en ce mercredi 29 avril car nous n'avons pas encore fait connaissance avec la "Glace" et ses attributs aux noms curieux : pack, brash, floes, growlers, tempanos, campos de hielos, ventisqueros... Nous ne les avons pas encore rencontrés mais nous savons qu'elles sont là, les glaces, juste devant nous, à deux jours de route d'Ushuaïa...
Nous serons seuls pour l'affronter, "les" affronter.
Nous avons la tête pleine des recommandations de tous les "vieux routards" qui écument le coin depuis quelques années comme Jean-Paul et son Ksar, Bertrand et son Balthazar, Oleig et son Kotic II, Alex et son Croix-St-Paul... Ils sont près d'une dizaine de skippers à travailler ici, dans les glaciers, depuis dix ans pour certains. Leur expérience, leurs conseils nous seront précieux... Merci à tous...
Le courrier de notre ami Marcos a été distribué. La dernière enveloppe est pour Eugenio, sur l'île Hoste. Mais nous trouverons porte close. La saison est déjà bien avancée et Eugenio est parti accompagner sa femme et ses enfants à Punta Arenas où ils passeront l'hiver. Après avoir salué les sympathiques chiens bergers et les moutons, compagnons de solitude du maître des lieux, nous glissons le courrier sous la porte de cette jolie maisonnette : la mas austral del mundo !
Eugenio mériterait sa place au Guiness des records insolites...
Au troisième jour, au débouché des ventisqueros, ils sont là comme prévu ces "champs de glace". On s'émerveille devant un bloc, puis en arrive un deuxième, puis trois, vingt, cent ! Et peu à peu il finit par y en avoir partout autour de nous. Leurs formes, leur transparence cristalline nous fascinent. Véritables chefs-d'œuvre des verriers de Murano, celui-là montre la finesse, l'élégance, d'un cygne glissant sur l'eau... Celui-ci ressemble à une cathédrale de cristal... Cet autre enfin, par sa couleur vert sombre et ses formes arrondies, à un énorme cul-de-bouteille... D'ailleurs ce nom spécifique fait partie du jargon des glaces pour désigner ce genre particulier de growlers qui, contenant très peu d'air, très lourds, très denses, sont sans doute issus de la base des glaciers. Ils émergent à peine au-dessus de la surface. Presque invisibles, ils constituent vraiment un danger pour nos bateaux...
Le plus impressionnant est de voir ces champs de glaces se resserrer autour de nous. Petit à petit on se retrouve enfermé dedans. Ça tape, ça cogne, ça "glinguelingue" le long de la coque... On dirait même que ça "bout", nous fait remarquer Moïse. C'est vrai que la glace, en fondant, libère sous la surface l'air qu'elle avait emprisonné et produit à la fois les bulles et ce bruit pétillant caractéristique de l'eau qui bout !
Vue vers l'arrière : Bouché !
Marie-Claude et Moïse sont à l'étrave, ils repoussent les plus gros blocs à l'aide d'une gaffe. Nanou regarde, ébahie par ce spectacle fascinant. Moi, je me bataille à la barre et aux commandes moteur. Puis l'équipe tourne. Chacun passe à tour de rôle à tous les postes du combat ! A notre étonnement ça passe, à vitesse réduite bien sûr, mais ça passe ! Le plus angoissant d'ailleurs n'est pas de se battre à l'étrave mais de regarder derrière... Car, là, on s'aperçoit que le pack se referme immédiatement sur notre sillage. Puisque l'on est entré dedans, on réussira bien à en ressortir, se dit-on intérieurement !... On est au milieu... Il faudra absolument que ça passe comme cela jusque de l'autre côté...
Vue vers l'avant : bouché aussi... dur dur, il faut parfois descendre et pousser !
Sur les 2500 kilomètres du parcours il y a trois zones distinctes, fortement encombrées de glaces comme celle-là. Elles se situent toutes à l'ouvert des vallées glaciaires importantes. Ce premier contact nous fascine réellement. Il nous rassure aussi : nous sommes baptisés.
Nous passons ainsi une semaine entière, apprenant à vivre complètement encerclés de glace dans les premiers ventisqueros de la Terre de Feu.
Aujourd'hui est un jour grandiose. Après avoir été saluer le glacier Hollanda, le Romanche et le Garibaldi, nous venons à toucher le Piat. C'est un glacier majestueux. Nous avons eu beaucoup de mal à l'approcher car le seno Nord-Est (il y a deux branches) est engorgé par les glaces dérivantes... Nous voulions absolument voir de près ces monstres cristallisés aux couleurs féeriques allant du blanc le plus pur jusqu'au bleu soutenu... Le Piat est particulièrement beau !
Kerguelen est amarré sur un growler qui émerge de trois mètres au-dessus de la surface. Ce mastodonte de verre est pris, solidifié, dans le pack-ice qui dérive très lentement. Le spectacle du glacier est envoûtant ; il bouge, il chante. Nous voulons écouter son chant : le chant du ventisquero !...
Le glacier vit ; il rampe, se meut, se fissure insidieusement en creusant ses rimayes. Des pans entiers de calottes se détachent de son front gibbeux et tombent dans le seño. Le tableau est de toute beauté ! Des gerbes d'eau s'élèvent... Une onde de surface suit ; elle éveille toute la baie de mille cliquetis émanant des glaçons qui se fragmentent, se retournent, s'entrechoquent... Il chantonne aussi. Il murmure sans cesse, geint de mille douleurs languissantes... Comme lors de tremblements de terre, des vibrations sonores de basses fréquences résonnent dans la vallée... Des craquements, des crissements en sensations curieuses, se font entendre tout autour de nous... C'est bien le chant de leur vie : le chant des ventisqueros !
Cette complainte se termine invariablement, environ chaque demi-heure, par un énorme morceau de son front qui se détache, plongeant dans le brash gélifié. Ce spectacle nous captive au point que, malgré le froid (il fait 5° au-dessous de zéro) nous décidons de pique-niquer sur le pont. Nous ne voulons pas perdre une seule minute de ce show extraordinaire. Nous sommes les spectateurs de la métamorphose d'un géant. Pour l'occasion nous sortons la hi-fi sur le pont et mettons toute la puissance pour écouter des morceaux de musique qui nous paraissent de circonstance... Jean-Michel Jarre, Vangelis, Kitaro, Tomita... La grande musique électronique se marie si merveilleusement bien à ces lieux magiques...
Ces instants sont grandioses, incommensurables, irrationnels... Divins ! Ils effacent au centuple nos petites misères de la route, nos mauvais souvenirs de rencontre...
Débouchant sur la partie la plus australe de la côte Pacifique, nous arrivons dans la région des cascades. Elles dévalent les montagnes tout autour de nous. Au fur et à mesure que l'on se rapproche de Magellan (le canal !) le mauvais temps aussi fait sa réapparition avec son cortège de dépressions, de vents hurlants, de grêle cinglante, de neige enveloppante... Les jours où ça souffle trop dur nous restons planqués dans les caletas... Nous les choisissons toujours les plus petites possibles et elles ne manquent pas ! Comme ça il nous est facile de nous amarrer aux arbres et aux rochers ! Les rouleaux installés sur le pont sont d'une surprenante efficacité. Ils nous évitent la fastidieuse utilisation de nos ancres. Les profondeurs sont souvent importantes, même aux pieds des rochers. Les fonds non hydrographiés et les vents rabattants nous obligent, lorsque nous utilisons uniquement les ancres, à mouiller loin du bord et avec une grande longueur de chaîne... Une technique inadaptée à la Terre de Feu !
Nous rejoignons le canal Magellan par un bras inexplorado, comme disent les cartes. Cette vallée est grandiose. Des volcans, à l'adret garni de coulées de laves solidifiées multicolores, miroitent au soleil. Le géotropisme des arbres, tassés, noueux, tordus, nous montre que le combat pour la vie dans ces contrées est permanent. Les coïgues, ce sont des arbustes persistants au bois dur et à la sève rouge sang, sont brossés dans le sens du vent, depuis le sol jusqu'à la crête... Toute la végétation, à caractère saxicole, semble vivre ici dans la crainte d'un tout-puissant... Une main de géant balaye sans répit ces étendues montagneuses, courbant l'échine des plantes les plus rebelles...
Le canal Magellan s'avale à petite dose accompagnée par une semaine de beau temps, une exception ! Nous voici à la célèbre Playa Perda. Ce mouillage a vu défiler de grands navigateurs comme Slocum, Bardiaux, Bernicot, Dumas, Van God... Nous sommes réellement émus lorsque l'ancre de Kerguelen plonge dans cette immense et jolie baie. L'entrée est dissimulée par un îlot rocheux mais, passé cet obstacle, le paysage est saisissant de beauté. Dans les montagnes noires qui enserrent totalement la baie des centaines de cascades chantent la vie. Sur les berges qui s'étirent en prairies couvertes de tussock (graminées) des cormorans, des canards-vapeur, des bernaches font "bataille de territoire"... Une féerie...
Les canards-vapeur sont de bien curieux oiseaux. Encore appelés canards de Darwin (ou pato-vapor en espagnol), ces canards sont beaucoup plus gros que leurs frères communs. Ils peuvent atteindre le poids impressionnant de 12 kilos ! De plus leurs ailes, ou plutôt ce qu'il leur en reste, ne sont constituées que de ridicules moignons qu'ils battent en rotation rapide pour frapper l'eau et courir à la surface... En fait d'oiseaux, on se demande bien dans quelles espèces de volatiles il faudrait les classer ! Ils ne volent pas ...ils ne nagent pas... Une fois déjaugés, ils courent sur l'eau à 10 nœuds : ce sont des hydroptères !
Dans l'eau claire, de petits phoques noirs (lobos pretos) se jouent du courant et zigzaguent entre les lignes tentaculaires de kelp qui marquent les hauts-fonds. Parfois aussi des baleines, des orques ou des dauphins osent entrer faire la visite de l'ensenada... Sur les rochers, à basse mer, des champs entiers de cholgas se découvrent en nous narguant. Mais la "marée rouge" a envahi les moules jusqu'en Terre de Feu ! Il est interdit ...et mortel de les consommer : dixit les autorités à la radio. Le triste exemple, alors que nous étions encore à Ushuaïa, d'un touriste décédé pour en avoir mangé suffit à nous rendre obéissant ! Qu'à cela ne tienne, nous nous vengerons sur le délicieux cachayuyo (algue brune en fines lanières) et le céleri sauvage très abondant dans ces régions.
Assis sur le pont du voilier, nous passons des heures entières à regarder cette nature vierge. Nous avons même le privilège d'apercevoir un loup à crinière. C'est une bête superbe à la démarche légère et dansante. Il traverse un gué à découvert, entre deux épais maquis de chênes rouvres, sans doute à la poursuite d'un gibier...
Cette grande baie étant bien abritée, nous en profitons pour faire des promenades sur ses berges exceptionnellement praticables. Partout ailleurs il est difficile de s'immiscer à l'intérieur des terres... D'ailleurs, y en a-t-il de la terre ? On se le demande bien parfois tellement le sol est un fouillis inextricable. Des arbustes difformes, des mousses gorgées d'eau, des lichens énormes, des fougères arborescentes, des lianes tire-bouchonnantes, des tas de pourriture méconnaissable, des tourbières insondables, des rochers inattendus, des fondrières invisibles... Par manque de support tout ce monde végétal se chevauche, s'étouffe, impitoyable. Il est pratiquement impossible de pénétrer pareille muraille. C'est exactement comme si quelqu'un vous déposait sur la voûte de la forêt amazonienne et ensuite vous demande d'avancer...!
La route s'incurve vers le Nord, continue...
Dans la région Nord-Est du canal Sarmiento les vallées glaciaires sont complètements différentes de ce qu'indiquent nos cartes marines. Heureusement nous possédons (c'est une manie !) les cartes aériennes du coin. Elles nous permettent de faire les recoupements indispensables pour nous situer. En ce moment même, d'après la carte marine (établie sous notre bon roi Louis XVIII, quand même, et corrigée -pour les feux- sous le Grand Charles !), nous serions en principe au sommet d'un glacier, à quatre nautiques à l'intérieur des terres... Déjà, bien sûr, nous avons la chance maintenant de connaître notre position très précisément grâce au point satellite. Cependant si le positionnement, sur la carte, est un "peu faux" son dessin par contre représente très exactement la vallée où nous nous trouvons. Les hydrographes de Louis XVIII étaient extrêmement (encore et toujours "l'extrême" !) fortiches... Mais le hic, c'est que de nos jours le glacier a disparu pour faire place à un seno nouveau : sa vallée glacière originelle, bien sûr ! Il faut vraiment suivre de près tous les détails pour se retrouver dans ce dédale de senos, de brazos, de pasos, de fiordos, d'esteros, d'angosturas et autres formules exotiques... Un labyrinthe de canaux alambiqués, pour la plupart inexplorés, et dessinés en vagues pointillés sur nos cartes de marins... Pas sur celles des pilotes…
Vive l'aviation !
Nous nous régalons de découvertes. Chaque jour nous apporte des paysages différents, des sensations nouvelles, des impressions changeantes.
C'est aussi dans cet endroit que nous subissons la dernière dépression, l'une des plus puissantes de tout notre périple austral. L'aiguille du barographe est de nouveau sorti de la feuille d'enregistrement ! Les williwaws hurlent sur les arêtes rocheuses environnantes... "Ayayéma", l'Esprit du Mal des indiens Alakaluf existe réellement, nous l'avons rencontré là ! Il passe en ce moment même au-dessus de nos têtes... Mais cette fois pas de crainte, nous sommes bien amarrés dans une caleta entièrement fermée. Pourtant, le lendemain matin, l'annexe a disparu ! Le grand Esprit Ayayéma l'aurait-il fait disparaître ? Son souffle puissant était certainement caché derrière les revolins violents, atteignant sans fatigue les 100 nœuds, qui ont arraché ses amarres. Fort heureusement nous la retrouvons sur un rivage proche, mais sans le banc de nage ni les avirons que nous avions eu la négligence de laisser à l'intérieur. Une plongée extrêmement (!) fraîche dans le mouillage me permet de ne retrouver qu'un seul aviron. Il flottait, vertical, sur le fond, parmi des centaines de jeunes centollas (araignées) qui n'avaient encore jamais vu pousser un espar en aluminium sur le fond de leur baie ! Il se balançait curieusement en accompagnant le ballet des laminaires et des fucus... Perdre ce matériel est un coup dur parce que l'annexe et ses avirons nous sont indispensables tous les jours pour porter les amarres à terre ! A cause des longues algues, et des rochers qu'elles dissimulent, le moteur hors-bord est inutilisable ici. Promu maître en amarrage et matelotage, c'est Moïse notre gabier. Maniant l'aviron avec beaucoup de dextérité et de célérité, il saute prestement sur les rochers. C'est qu'il faut de l'agilité et faire vite avant que les méchantes rafales ne poussent le bateau sur les récifs très proches.
Quelques jours après cet épisode malheureux nous découvrirons l'épave d'un centollero sur laquelle nous irons prendre des lames de bois permettant de remplacer, après quelques coups de rabot, les agrès disparus...
Au fur et à mesure de notre progression vers le Nord, nous retrouvons les traces des anciens habitants de ces canaux gelés : les Alakaluf (voir nota1 en bas). Premiers signes trahissant leurs passages : les montagnes de coquilles de cholgas amassées sur les plages au fond des caletas. A côté de ces véritables cimetières de moules, des restes d'habitations... En fait ce sont les ossatures de grossières cabanes qui devaient être garnies de bâches ou de peaux. Elles nous montrent la vie terriblement dure que menait ce peuple patagon. Leurs camps, itinérants, étaient toujours construits de la même manière ...près d'une cascade, au fond d'une caleta et immédiatement accessibles de leurs canots. Au centre de la "maison", et reposant sur un lit de sable, le foyer est constitué de gros galets ajustés. Alentours, parmi les claies de branches constituant les couchettes, il reste quelques vieux vêtements déchirés. Des ustensiles divers montrent combien leur existence était misérable... Dans un tel univers d'eau glacée on se demande vraiment comment ont pu naître ici des bébés... Comment des enfants ont pu survivre et grandir dans une nature aussi inhospitalière...?
Cependant quelques joyeuses clochettes jaunes et rouges d'une plante de la famille du houx égayent ces vestiges. Malgré le froid, malgré le vent, les longues fleurs roses des azalées s'épanouissent au bord des torrents... Nous ramassons, noyée dans les cholgas, une massue qui devait servir à tuer les phoques, et une vasque : peut-être une soupière... Nous l'emplissons de coquilles de cholgas, souvenirs de ce peuple quasiment éteint. Lors de notre passage à Puerto Eden, un mois plus tard, nous les rencontrerons... Il ne reste qu'une douzaine de survivants. Une poignée des "Hommes" que les ethnologues du monde entier ne cessent de venir "étudier" ! Jean Raspail, avec un peu d'avance, l'a bien dit : "Le dernier des Hommes"... Le dernier des "Kaweskars", dans leur langue.
Dans cette Terre de Feu à l'océan de Flamme, au sol de Glace, déjà a disparu le dernier Yagane, le dernier Onas, le dernier Yamana, le dernier Tehuelche, disparaîtra bientôt le dernier Alakaluf... Pas à cause de la rudesse de la nature, non, c'est la "civilisation" qui a tué ces peuples !
Une profonde nostalgie plane sur ces montagnes...
Il fait nuit noire. Il est près de deux heures du matin...
Un bruit bizarre nous réveille en sursaut et nous inquiète... Le bateau bascule, se soulève lentement, et semble se déplacer par le travers ! C'est un mouvement anormal et totalement impossible à flots. Nous voici sur le pont, Clo et moi, écarquillant des prunelles... Serions-nous passés dans la quatrième dimension...? Non, nous sommes éperonnés par un tampano (growler énorme) faisant vingt fois le volume de Kerguelen... Il a dérivé jusqu'à nous. Sa forme, pyramidale, nous soulève et nous pousse gaillardement vers la sortie de l'ensenada. Sitôt, l'alarme sonne sur le bâtiment. Pour une fois, justement, nous sommes seulement à l'ancre, pas un seul bout' à terre comme nous le faisions à l'habitude. Ce mouillage nous semblait si tranquille, tellement bien abrité des vents que nous nous sommes contentés de la seule pioche. Pendant la nuit le vent s'est inversé et, passant à l'Est (ce qui est rare en Patagonie), a rabattu le pack dans cette baie isolée. Moïse arrive à la rescousse et grimpe passer un lasso autour du "cou" de ce Léviathan... Nous ne voyons qu'une solution pour s'en débarrasser : c'est de le prendre en remorque derrière l'annexe et de le traîner loin de nous, vers la sortie de la baie. L'opération ne se fait pas sans peine. Déséquilibré, "l'animal" nous fait une nouvelle frayeur quand tout à coup il se retourne et bascule sur l'annexe. Moïse se récupère in extremis dans le youyou. Puisque la bête se rebiffe nous l'abandonnerons là. Courageux mais pas téméraires, les déménageurs. Un bain de minuit dans l'eau glacée non, très peu pour nous. Nous retournons à nos bannettes. Heureusement ce sera la seule fois où l'ennemi viendra nous bousculer ainsi la nuit. Quelle frayeur !
Nous sommes dans la dernière zone importante de glaciers, de ventisqueros. C'est aussi dans cet endroit que nous allons nous retrouver sévèrement bloqués par "la" glace, et puis, peu de temps après, par "les" glaces...
Un matin, lorsque nous nous réveillons, le bateau est complètement enserré, figé, dans la glace. Il fait 11° au-dessous de zéro dans le cokpitt (donc sous abri). La petite baie où nous sommes a complètement gelée pendant la nuit. Un coup de vent de suroît est passé, pétrifiant sur son passage l'eau douce qui stagne en surface. Oh l'épaisseur n'est pas énorme, non… Elle varie de 4 à 5 centimètres. Mais il faut néanmoins la casser, à la main, aux pieds, à la masse, pour permettre au voilier de rejoindre l'eau libre à 400 mètres de là ! Si cette opération "bris de glaces" a le mérite de nous réchauffer, elle a aussi l'inconvénient de nous faire perdre un temps sacré ! Le jour ne se lève déjà que vers les 9 heures.
Je disais : bloqués par la glace, puis par ...les glaces...
Le lendemain ce sont les canaux principaux qui sont obstrués par le pack qui s'est soudé après ce coup de blizzard. Nous passons le reste de cette seconde journée "spéciale glaces" à tenter de forcer le passage... Mais impossible, Kerguelen patauge et s'éreinte dans le floes (amas de glaces flottantes) trop dense, trop épais. De plus, au centre de la vallée, qui est aussi la croisée de plusieurs senos, la surface de l'eau est parcourue par une houle pernicieuse qui arrive d'on ne sait où... Ces longues ondulations rendent particulièrement dangereux les chocs du voilier contre ces growlers qui se font de plus en plus gros, de plus en plus menaçants... Nous rebroussons chemin, il faudra tenter un nouvel essai demain.
Le surlendemain est notre jour de chance. Nous sommes déjà à l'ouvrage sur l'obstacle quand un petit cargo arrive sur notre arrière. C'est le "Polar Gas". Nous nous entretenons au radiotéléphone avec le commandant du petit méthanier chilien qui nous invite à le suivre de très près dans son sillage "avant que la soupe ne se referme derrière", précise t-il...! Nous ne nous faisons pas prier deux fois.
Nous ne quittons pas des yeux le remous de ses hélices, et Kerguelen s'enfonce dans la "soupe". Pendant ce temps, une longue conversation s'établit au VHF avec le Polar Gas. Le commandant n'est pas vraiment étonné de voir une famille de français en balade et en plein hiver dans les canaux gelés du bout du monde...
"Fanáticos de navegación, los franceses, fanáticos ! "
Tiens, on avait déjà entendu cette formule en Uruguay, en Argentine aussi !!!
Nous sommes presque à la mi-juin.
Nous touchons Puerto Eden. C'est le seul endroit habité des canaux de Patagonie. Le long de cette côte la météo est d'une instabilité maladive. Comme nous le fait remarquer très justement le Capitaine du port... "Le temps maximum entre deux averses de neige ou de grêle, ici, c'est ...deux heures, deux heures et demie ! Plus, c'est impossible en Patagonie ! "
C'est bien vrai, et nous l'avons constaté maintes fois durant le périple, on passe du ciel bleu à la tempête de neige en moins de trente minutes ! Il faut donc être en permanence sur ses gardes.
Puerto Eden compte parmi ses 300 âmes, pêcheurs chilotes pour la majorité, une poignée de commerçants, une autre de militaires et la dernière de survivants Alakaluf. A l'origine, cet "Eden" (drôle de nom !), ce "paradis" était une importante station relais radio entre le grand Sud et le haut commandement militaire chilien. Aujourd'hui elle n'a pratique-ment plus raison d'être mais le petit village et sa station demeu-rent. Maintenant, on y reçoit aussi la télévision, satellites obligent. Point final !
L'hiver vient déjà d'ouvrir toutes grandes les portes de sa saison. Nous atteignons l'extrémité de ce long et lugubre canal Messier. Il débouche sur le Golfo de Peñas, lui-même gardien du Cap Raper et lieu maudit de tous les marins. C'est la sortie obligée sur le Pacifique et ses houles gigantesques, avant de regagner le refuge des canaux de l'Archipel des Chonos, au Sud de l'île Chiloé. Nous avons attendu une semaine entière que le temps s'améliore à l'abri de la dernière île. Et puis nous nous sommes lancés en fin de matinée, la météo étant "moins pire" ce jour là... Mais peu à peu le vent s'est remis à forcir, forcir ...et à la nuit tombante un nouveau coup de chien nous refoule au fond du golfo. C'est dans la tourmente que nous finissons par trouver un refuge dans l'un des fjords qui s'ouvrent tout au fond de cette immense baie, véritable cul-de-sac marin. Est-ce utile de vous dire que toutes ces manœuvres se déroulent, l'œil rivé sur l'écran radar, dans la nuit noire par moins dix degrés de température et dans les rafales de grêle et de neige ?... Notre bonne étoile veillait encore bien sur nous ce jour-là, sans aucun doute.
Après l'épuisement du front, trois jours plus tard, nous découvrons un paysage absolument sublime... Nous sommes mouillés au pied de la plus grande chaîne de glaciers d'Amérique du Sud : le ventisquero Nevado San Valentin ! Nous n'en profiterons que quelques heures seulement : il faut repartir avant le prochain front !
Nous avons noté sur le livre de bord :
"Nous quittons les cinquantièmes hurlants pour les quarantièmes rugissants... C'est nettement mieux !"
Encore toute une série de senos, de brazos, pour les deux dernières semaines de navigation lacustre de ce périple...
Nous touchons bientôt la véritable première terre civilisée, rattachée au continent par le ferry, c'est l'île de Chiloé. Toutes les baies, la moindre échancrure de cette grande île continentale, sont occupées par les pisciculteurs. Ils élèvent des saumons sur des modèles de fermes norvégiennes. Il faut dire aussi que la côte est en tout point similaire aux fjords scandinaves. De renommée mondiale, la empresa Yadran nous reçoit avec beaucoup de gentillesse. Ce soir, le menu sera composé essentiellement de saumon ! Ah bon ? Demain le menu sera composé essentiellement de saumon ! Ah bon ! Après demain... Non, perdu, ce sera de la truite car ils élèvent aussi de belles truchas Arco-Iris. C'est la "punition" quand on vient saluer le patron et les mariniers de ces fermes ; des modèles aquacoles.
C'est avec le cœur gros de nostalgie que nous nous éloignons de ces rudes canaux de Patagonie, à la beauté si envoûtante...
Les albatros géants au vol si facile, si beau, nous accompagnent... Chiloé s'éloigne dans le sillage... Nous avons retrouvé les grandes étendues du Pacifique. Bientôt ce sera Valdivia, la grande ville, la "civilisation" retrouvée...
Mais aujourd'hui encore dans nos têtes nous entendons encore et toujours le chant des ventisqueros...
Suite du livre... EPILOGUE TOME I...
Photo de Kerguelen dans les glaces près du Cap Horn...
Podium des sites annuaires pour le nombre de visites sur notre Blog...
http://voyageforum.com/voyage/budget_tour_monde_voile_D146130/
http://www.uniterre.com/r_carnets/carnets/recherche/carnet.php?id=8229
http://www.uniterre.com/annuaire/carnets-de-voyage/destination,/type,coups-de-coeur/objective,/mode,
http://kerguelen.blogtrafic.com/
http://www.web-libre.org/rto2.php?id=676146e02384d1b95d54608ca2c60009
http://www.des-blogs.com/blog/3292/____25_ans_autour_du_monde____.html
http://www.annuaire-blog.net/top_clics.php
http://www.banik.org/general/r%C3%A9cits.htm
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 230 autres membres